Contrairement à 2008, les banques ne devraient pas manquer de liquidités. Mais certaines pourraient se retrouver en grandes difficultés à cause de leurs clients.
Même en 2009, Jean-Pierre n’avait pas connu ça. Au plus fort de la crise économique, son cabaret avait continué d’accueillir plusieurs dizaines de clients chaque soir au coeur de Pigalle… Mais, depuis plus d’un mois, la magie des nuits parisiennes a disparu. Le cabaret affiche porte close. Ses 15 salariés ? Tous confinés à cause du Covid-19.
La situation est dramatique pour cet historique du quartier. Plus un seul centime n’entre dans les caisses de sa petite salle. Chaque mois, le manque à gagner se compte en dizaines de milliers d’euros.
En attendant un hypothétique retour à la normale, Jean-Pierre doit gérer un gros problème : le remboursement de ses crédits bancaires. « J’ai déjà raté une échéance en avril. J’ai fait une demande de report, mais je ne suis pas certain que cela suffise », explique-t-il, craignant de « planter » son établissement de crédit. Une crainte qui ne cesse de monter au sein du secteur.
Des banques sous tension
Aux avant-postes depuis le début de la crise, BNP Paribas, Crédit agricole et les autres banques ont conscience du problème. « Ce qui n’était qu’une crise sanitaire au départ est devenu progressivement une crise économique, qui pourrait devenir une crise financière« , reconnaît le patron d’un réseau national, qui n’a pas souhaité être nommé.
Si cela se produisait, la nouvelle crise n’aurait sans doute rien à voir avec celle de 2008. La crise des subprimes (prêts hypothécaires) était une crise des liquidités : à cause des fameux « prêts pourris », les banques ne se faisaient plus confiance et refusaient de se prêter entre elles. Avec pour conséquence directe l’assèchement du crédit aux entreprises et aux ménages…
Aujourd’hui, le secteur est armé contre ce type de risque. En dix ans, les banques, sous la pression des régulateurs nationaux et internationaux, ont renforcé leur structure financière. « Nous avons fait beaucoup d’efforts », assure Jean-Pierre Mustier, le patron de la banque italienne UniCredit, qui dirige la Fédération bancaire de l’Union européenne (FBE).
Tous les établissements détiennent plus d’argent dans leurs coffres. Le ratio de solvabilité (rapport entre le capital et les actifs) est passé de 8 % à 10,5 % avec la création de coussins de liquidités supplémentaires, sorte d’airbags financiers en cas de crise grave. « Le secteur est capable de supporter des chocs plus importants », souligne-t-on du côté de Bercy. Autrement dit, il y a moins de risque que les banques ferment les robinets.
« Ceinture et bretelles »
Les établissements de crédit ont également le soutien des banquiers centraux, qui ont compris qu’il valait mieux prévenir que guérir. « La crise des subprimes a servi de leçon », confirme un bon connaisseur du secteur. C’est d’ailleurs ce qui s’est vu début mars en Europe : avant même que n’apparaissent les premières grosses tensions sur les marchés, la Banque centrale européenne (BCE) a sorti l’artillerie lourde. L’institution dirigée par Christine Lagarde a baissé le coût de refinancement des banques de la zone euro à – 0,75 %. « Aujourd’hui, les banques ont ceinture et bretelles », s’amuse un consultant.
Résultat, l’accès aux liquidités n’a jamais été aussi facile. Et les entreprises ne manquent pas d’argent pour affronter la crise. C’est même tout l’inverse ! Depuis des semaines, les organismes de crédit allemands, italiens et espagnols fournissent du cash à tour de bras. En France, les crédits aux entreprises se sont également envolés via le prêt garanti par l’Etat (PGE), qui prévoit une enveloppe globale de 300 milliards d’euros. En cinq semaines, les banques françaises ont déjà prêté 40 milliards d’euros à plus de 250 000 entreprises, selon les chiffres de Bpifrance. « C’est une mobilisation inédite, a souligné récemment le ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire.
Alors, que craignent les banques ? Que les entreprises comme celle de Jean-Pierre ne puissent pas les rembourser... Car si une grande partie des nouveaux crédits sont garantis par l’Etat, 10 % ne le sont pas. « Ça représente potentiellement 30 milliards d’euros, c’est énorme », explique un banquier. D’autant plus énorme que les stocks de crédits déjà existants sont à des niveaux historiques.
Dettes records
A l’échelle de la zone euro, l’encours des dettes des entreprises et des ménages est aujourd’hui supérieur à 30 000 milliards d’euros. Un montant record, qui a progressé de plus de 10 000 milliards d’euros depuis seulement 2008… En France, les dettes privées représentent plus de 3 000 milliards d’euros, soit 125 % de la richesse produite chaque année.
En résumé, la situation est exactement l’inverse de celle de 2008. « Les banques ne sont guère menacées par un risque d’illiquidité, mais davantage par un risque d’insolvabilité », analyse Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste et maître de conférences à Paris I – Panthéon Sorbonne.
Car si elles ont augmenté leurs fonds propres en dix ans, leurs réserves sont très loin d’être suffisantes pour couvrir des défauts en cascade. « Il y a d’un côté un excès de dettes et de l’autre un manque de fonds propres malgré les progrès réalisés depuis 2008 », explique Laurence Scialom, professeur d’économie à Paris X-Nanterre.
Les banques de la zone euro ont actuellement des ratios de fonds propres de 15 % en moyenne. C’est-à-dire que, en théorie, pour 100 euros d’actifs une banque détient 15 euros de capital. Sauf que c’est en réalité rarement le cas. Ces ratios fixés par les autorités résultent en effet de calculs sophistiqués, pondérant les actifs (prêts, dettes d’Etat, actions d’entreprises) selon le risque estimé. Une méthode qui revient logiquement à sur-pondérer la valeur des actifs les plus sûrs, à l’instar des dettes d’Etat.
Risque d’insolvabilité
Problème : si l’on ne pondère pas de la sorte, le ratio réel se révèle bien inférieur. Pour la plus grosse banque française, BNP Paribas, les chiffres parlent d’eux-mêmes : fin 2019, il était de 4,5 %, à comparer aux 15,4 % du ratio « officiel »… « Il suffit que l’ensemble de ses actifs perdent 5 % de leur valeur, et elle est potentiellement insolvable« , prévient Jézabel Couppey-Soubeyran.
Un inquiétant petit calcul qui marche pour toutes les banques. « Le secteur est bien moins solide qu’on veut nous le faire croire« , avertit Laurence Scialom. « Le problème ne va pas se voir tout de suite, car tout le secteur est sous perfusion grâce à la BCE », poursuit Jézabel Couppey-Soubeyran. Mais demain ? « La crise va faire des dégâts, et beaucoup de sociétés ne pourront pas honorer leurs engagements », souligne Laurence Scialom.
Selon les premières estimations de Bercy, plusieurs milliers d’entreprises à l’arrêt à cause du Covid-19 pourraient faire faillite dans les mois qui viennent et donc ne pas rembourser leurs emprunts. Ce qui représenterait la destruction de centaines, voire de milliers de milliards d’euros à l’échelle de l’Europe. Une véritable bombe à retardement qui pourrait créer une nouvelle crise dans la crise.
Raphaël Bloch, pour l’express